Quand la douleur devient un savoir partagé

La place accordée à la parole des patient·es s’impose aujourd’hui comme une évidence. Une révolution dans le champ de la santé, qui intègre toujours plus les savoirs des malades, rebattant les cartes des savoirs devenus partagés. Focus, dans le Journal La Source.

Source: Canva.com

Par David Trotta, Rédacteur en chef du Journal La Source, Institut et Haute École de la Santé La Source

Dimension clé pour mieux comprendre et accompagner les patient·es dans leur parcours de soins, les savoirs expérientiels s’articulent, dans un subtil mélange, avec les savoirs savants mais aussi ceux issus du sens commun. Approche qui prend de plus en plus de place dans le champ de la santé, elle s’inscrit dans un contexte où les institutions de soins cherchent à aller au-delà de la simple réponse biomédicale pour embrasser des modèles humanistes, utiles autant aux personnes soignées qu’aux personnes soignantes. Maître d’enseignement à La Source et spécialiste de ces savoirs partagés et co-construits, Sabine Schär leur consacrait en 2022 une thèse sous le prisme de la douleur.

Comprendre les savoirs expérientiels

Pour définir les savoirs expérientiels, il faut commencer par décomposer les termes «savoir» et «expérience». Avec d’une part le savoir qui renvoie à une forme de connaissance formalisée, académique et validée par des expert·es, l’expérience faisant quant à elle référence à ce que l’on vit personnellement, que l’on éprouve et que l’on intègre subjectivement. Comme la perception de sa propre douleur. «Ces dimensions sont en apparence opposées, elles s’articulent en réalité pour donner naissance à un savoir à la fois personnel et partagé. Le passage de l’un à l’autre exige une reconnaissance collective et se rapporte à ce que certain·es auteur·es qualifient de processus d’institutionnalisation», assure Sabine Schär.

Et de préciser: «Un·e patient·e atteint·e d’une maladie chronique ne développe pas seulement des connaissances théoriques sur sa maladie. Il·elle acquiert, par sa propre expérience, une compréhension fine de ses symptômes et des effets de son traitement». À mesure que l’expérience se voit partagée, par exemple dans des groupes de soutien, les patient·es contribuent à la construction d’un savoir collectif bénéfique à d’autres, y compris aux professionnel·les de la santé. «Cette reconnaissance collective permet ainsi de passer de l’«expérience» vers le «savoir expérientiel»».

Un contre-courant aux modèles traditionnels

Les savoirs expérientiels ont fait leur chemin à mesure que les besoins de patient·es chroniques (diabète ou VIH, par exemple) ont conduit les soignant·es à s’intéresser de plus près à leur vécu. Le tournant a ainsi permis de redéfinir le rôle des patient·es, devenu·es partenaires et plus uniquement bénéficiaires passif·ves du savoir médical.

L’évolution vers des modèles biopsychosociaux dans les années septante prouve que l’approche purement biomédicale ne suffit plus pour comprendre et traiter la complexité des souffrances. Au-delà de cette interrelation entre aspects biologiques, psychologiques et sociaux, les savoirs expérientiels s’inscrivent dans des modèles de santé plus ouverts et systémiques en proposant une approche soucieuse de la personne et de ses interactions avec le monde qui l’entoure. D’ailleurs, le modèle EBP (evidence based practices) justifie la prise en compte de la perspective des personnes soignées et se révèle comme une révolution conceptuelle dans le champ de la santé.

Les savoirs expérientiels s’avèrent ainsi plus que nécessaires, notamment dans des domaines où le vécu subjectif est central, comme l’évaluation de la douleur, qui repose souvent sur des échelles où les patient·es la quantifient de 1 à 10. «Or, cette mesure ne tient pas compte des différences culturelles, émotionnelles et personnelles qui influencent la perception de la douleur», souligne Sabine Schär.

De la prise en charge à la prise en soin

Approche nouvelle dans la relation soignant·es-patient·es, les savoirs expérientiels exigent un regard plus attentif à l’individualité ainsi qu’à l’altérité. Prendre soin, plutôt que prendre en charge, c’est reconnaître le caractère unique de chaque patient·e, à travers l’écoute de leur histoire et le respect des vécus. Évaluer la douleur, c’est donc chercher à la comprendre en dépassant la mesure d’un ressenti. Mais pas seulement.

Centraux dans les prises en soins adaptées aux besoins d’aujourd’hui, les savoirs expérientiels sont désormais pleinement intégrés aux formations en santé, tant initiales que postgraduées.

Permettant aux soignant·es d’acquérir dès le départ les outils nécessaires à une pratique globale et interdisciplinaire, en collaboration étroite et permanente avec les patient·es. «Sans oublier que les soignant·es sont parfois patient·es, certain·es vivant avec des pathologies chroniques. L’expérience, comme les savoirs, se trouvent ainsi chez l’un·e comme chez l’autre. Il est impératif de sortir d’une vision dichotomique, où les savoirs experts seraient réservés aux professionnel·les et ceux dits expérientiels aux malades», conclut Sabine Schär.

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