[Journal La Source] Le Temps des robots

Source: canva.com

Par Aurélie Pieracci, Archiviste, Membre du comité de rédaction du Journal La Source, Institut et Haute École de la Santé La Source

Si les possibilités offertes par la technologie ont évolué d’une manière absolument inimaginable à l’époque où l’École puis la Clinique de La Source ont vu le jour, bon nombre des espoirs et des craintes suscités par l’automatisation, la cybernation, la robotique ou l’intelligence artificielle sont restés fondamentalement les mêmes: incroyable efficience d’un côté, effrayante déshumanisation de l’autre.

D’utopie futuriste, l’intelligence artificielle devient, dans les années 1950, un réel champ de recherche. La perspective de reproduire le fonctionnement du cerveau humain par une machine soulève un enthousiasme fou mais des attentes irréalistes pour l’époque. Il faudra patienter quelques décennies avant d’assister à la concrétisation de ces projections avec l’avènement d’Internet, des objets connectés et du flot de données qu’ils génèrent et qui permettent enfin de nourrir l’IA à sa faim.

Dans le domaine de la santé, tout comme l’automatisation, l’IA provoque des sentiments ambivalents. D’un côté, on admire les possibilités d’aide au diagnostic et de médecine préventive et prédictive qu’elle permet ou encore l’expertise croissante des patient·es face à leur propre santé via les applications de e-santé et de quantification de soi. De l’autre, on craint la déshumanisation dans un domaine où la relation est primordiale, et on s’inquiète pour la protection des données et l’éthique médicale.

L’École et la Clinique de La Source ont vécu de l’intérieur les développements technologiques: du premier ordinateur pour «traiter les données de l’école, de la clinique et du dispensaire»1 en 1984, à l’acquisition du robot Da Vinci en 20122, de l’informatisation de l’inventaire des produits pharmaceutiques en 19883 au système ORTHODOC permettant l’implantation de prothèses de la hanche assistée par ordinateur en 19994,  en passant par la digitalisation des moyens d’enseignement. Le Journal La Source est le témoin de ces mutations ainsi que de l’ambivalence qui les a accompagnés au fil des années, et publie régulière des articles sur le sujet depuis les années 1960.

En 1966, le Dr Vuilleumier, dans une conférence intitulée «L’infirmière d’aujourd’hui doit prévoir l’hôpital de demain», énumère les bénéfices attendus par l’automatisation et la cybernétique médicale5. En voici quelques-uns: la régulation des admissions, les analyses sérologiques, la composition des menus en tenant compte de tous les types de régime, de leur valeur alimentaire et calorique ou encore la surveillance des malades par transmission électronique permanente du pouls, de la température, du rythme respiratoire, de la tension artérielle, etc.

En 1985, la directrice Micheline Boyer prépare les Sourciennes: «L’ordinateur va permettre la multiplication quasi à l’infini du potentiel cérébral humain. Nous allons être prises dans ce tourbillon, nous le sommes déjà. Alors que faut-il faire pour le dominer et non être dominées? […] L’introduction de l’ordinateur dans les hôpitaux change tous les rapports de force. Objet et non être pensant, il n’est capable de traiter que les informations qu’on lui fournit. […] Alors ne vous laissez pas distancer.»6

En 2015, le dossier «Numériquement vôtre»7  interroge les liens des étudiant·es, des enseignant·es et des patient·es avec les nouvelles technologies et énonce dans son éditorial «C’est un fait, l’essor technologique a le vent en poupe mais ne peut en aucun cas supplanter l’être humain». Ces paroles répondent aux craintes de déshumanisation présentes dès les balbutiements de l’IA, comme le montre avec humour, une pièce de théâtre montée en 1956 par des Sourciennes qui imaginent l’an 2000 et peignent un tableau grinçant de l’avenir du travail des infirmières «au temps des robots»8.

Si les premières infirmières et les premiers médecins de La Source pouvaient voir les outils dont dispose le monde des soins en 2024, elles et ils seraient bien étonné·es et esquisseraient probablement un sourire en relisant ces mots, écrits en 1909: «Le bâtiment de la Polyclinique n’a pas subi beaucoup de changements; j’ai vu cependant percer des plafonds et aménager une conduite électrique pour la salle de consultations, ce qui me donne à croire que notre entreprenant directeur a encore une de ces idées de derrière la tête, qui hier utopie deviendront demain réalité; et le jour où je verrai en arrivant à ma consultation une bobine de Ruhmkorff, une machine statique ou tout autre appareil électrique, je ne serai pas étonné; car pour le Dr Krafft le proberbe latin ex nihilo nihil – de rien on ne peut rien faire – n’existe pas; bientôt nous offrirons à nos malades non seulement l’indispensable mais les derniers perfectionnements de la science.»9

Deux ans après l’introduction de l’électricité à la Clinique, ces paroles, bien que prophétiques, sont très loin d’imaginer la forme que prendraient ces «derniers perfectionnements».


Article publié dans le Journal La Source de printemps 2024 consacré à l’intelligence artificielle dans les soins

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1Journal La Source, août 1984
2Journal La Source, été 2012
3Journal La Source, mai-juin 1988
4Journal La Source, juin-juillet 2000
5Journal La Source, juillet-août 1966
6Journal La Source, juillet-août 1985
7Journal La Source, été 2015
8Journal La Source, juillet 1956
9Journal La Source, avril 1909